Peut-on interdire un aliment au nom des intérêts des animaux ?

<< Retour | Plan | Suite >>

Partie 4 : Peut-on interdire un aliment au nom des intérêts des animaux ?

David Olivier

À la fin de ce film, qui nous montre la production de foie gras, on comprend très bien qu'à l'abattage, beaucoup de ces canards sont encore conscients et ressentent ce qui est en train de leur arriver, même s'ils ne sont pas capables de l'exprimer. Je pense que c'est le cas de la plupart des animaux dans les abattoirs. Trois millions d'animaux sont abattus chaque jour dans les abattoirs. Trois millions, dont la grande majorité sont des poulets, qui subissent un traitement relativement similaire à celui qu'on vient de voir – et encore quand c'est « bien » fait, car les grands abattoirs à poulets ressemblent bien plus à du travail à la chaîne avec des cadences nettement plus rapides.

À la fin de ce film, il y a une phrase que je trouve très forte : « Il y a des limites à la souffrance que l'on peut infliger à un être sensible pour consommer ses organes ». Je la trouve très forte parce que, quand on voit ce film, il est clair qu'il devrait y avoir des limites. Et en même temps, cette phrase est minimaliste. Elle ne dit pas que les intérêts des animaux doivent compter autant que les intérêts des humains. Même si c'est mon opinion – je suis militant pour l'égalité animale – je crois qu'au moins l'idée qu'il y a des limites est une affirmation que personne ne peut vraiment nier. Et on ne peut le nier pour une raison très simple : parce que s’il n'y a pas de limite à la souffrance que l'on peut infliger à un animal au nom des intérêts humains, c'est-à-dire au nom du plaisir que les humains peuvent tirer du fait d'infliger cette souffrance. Cela veut dire que les animaux ne comptent pour rien du tout. En France par exemple, comme dans beaucoup de pays, il y a des lois de protection animale qui stipulent par exemple que si vous battez votre chien, que si cela vous fait plaisir de l'écorcher vivant ou de le faire bouillir lentement alors qu'il est encore vivant, vous encourez une sanction. Il y a des textes de loi qui permettront de vous condamner.

Il y a donc aujourd'hui une certaine existence légale des animaux, y compris en France. Je pense qu’il y a des lois qui font que, si on appliquait directement les textes qui existent aujourd'hui, le foie gras serait considéré comme illégal entre autres en France. Mais indépendamment de cela, nous voyons que les animaux existent déjà aujourd'hui dans la loi, dans la mesure où leurs intérêts sont pris en compte. Et si leurs intérêts sont pris en compte, c'est qu'il y a des limites à la souffrance qu'on peut leur infliger au nom de notre propre plaisir, ou au nom du désir que l'on a de consommer leurs organes. On a évoqué le plaisir de celui qui aime battre son chien, ça peut être aussi le cas de personnes qui, sans être sadiques, peuvent avoir la volonté de faire des choses qui font du mal aux animaux, des expériences par exemple. Mais de façon très massive, le mal que l'on fait aux animaux passe la question de la nourriture. Et la question des animaux dans la nourriture amène à des réponses assez spécifiques.

Par rapport au foie gras lui-même, lorsque nous disons que nous sommes pour l'interdiction du gavage, une des réponses qui nous est fréquemment donnée est : « Si le gavage ne vous plaît pas à vous, si votre éthique est contraire au gavage, vous êtes libres de ne pas en manger, mais chacun est libre de manger ce qu'il veut ». Et si nous disons : « Non, chacun ne doit pas être libre de manger ce qu'il veut, il y a des limites à la souffrance que l'on peut infliger pour le plaisir de manger les organes d'un être sensible », la réponse est : « Vous voulez imposer aux autres un code de moralité ». Et on parle immédiatement de questions de tabous religieux, de fanatisme, c'est-à-dire qu'on considère que nous sommes en train de nous mêler de ce qui ne nous regarde pas, qu'il y a une liberté spécifique pour chacun de manger ce qu'il veut. Il y a des raisons historiques qui font que toute règle alimentaire, toute interdiction alimentaire est connotée immédiatement comme étant liée à la religion, comme étant liée à la moralité privée. Ceci s'explique par le fait que la religion aujourd'hui, dans un état laïc, est une question qui fait partie du domaine privé. On considère donc que les interdits alimentaires, associés au domaine religieux, relèvent eux aussi du domaine privé, et donc que la loi ne doit pas imposer d'interdit alimentaire.

Pourtant, en contraste par rapport à cela, il y a l'existence de textes de loi, comme celui – cité dans la vidéo – qui stipule : « Aucun animal n'est alimenté ou abreuvé de telle sorte qu'il en résulte des souffrances ». Le foie gras est une façon d'alimenter les animaux qui engendre des souffrances. En France, il y a donc déjà des textes de loi qui, s'ils étaient appliqués, énoncent qu'on ne peut pas manger ce qu'on veut, qu'on ne devrait pas pouvoir manger de foie gras en France.

En plus de ces textes, il y a de plus en plus de pays qui interdisent la production de foie gras dans les faits. Suivant les pays, cela résulte d'une interdiction explicite ou implicite du gavage.

Par exemple, le ministre anglais chargé de l'agriculture, interrogé par rapport au foie gras, a dit que si quelqu'un, en Angleterre, tentait de gaver des canards ou des oies pour fabriquer du foie gras, il tomberait immédiatement sous le coup des lois habituelles de protection des animaux. C'est contraire à ces lois-là, ces lois sur la cruauté. C'est-à-dire qu'il n'y a pas d'interdiction spécifique en Angleterre sur le foie gras, mais il y a une interdiction générale de cruauté envers les animaux qui s'applique dans ce cas-là.

Il y a aussi d'autres pays qui interdisent spécifiquement le foie gras. Il y a un peu plus d'un an par exemple, l'Italie a interdit explicitement le foie gras. L'Argentine l'avait fait auparavant. Il y a aussi Israël, un des gros producteurs mondiaux, où l'interdiction de produire du foie gras s'applique à partir de la fin de ce mois-ci (au 31/03/2005). Il y a aussi la Californie, qui a voté démocratiquement une loi interdisant le foie gras au nom des intérêts des animaux à l'horizon 2012. Je précise que c'est un vote démocratique, car cette information est passée dans les médias français comme étant une espèce de lubie du gouverneur de Californie Arnold Schwarzenegger. Or, ce n'est pas lui qui a interdit le foie gras en Californie, mais deux assemblées de représentants du peuple. Le gouverneur Schwarzenegger s'est contenté de ne pas user de son droit de veto contre ces lois votées par ces assemblées. Notons que cette loi interdit la production de foie gras, mais qu’elle en interdit aussi la vente, c'est-à-dire qu’il ne sera plus possible de manger du foie gras en Californie à partir de 2012.

En Europe, d'une façon générale, les lois et les réglementations de l'Union Européenne et du Conseil de l'Europe tendent à impliquer que le foie gras est illégal. Non seulement le foie gras est contraire aux principes généraux de protection des animaux énoncés dans une directive européenne, mais il y a aussi une recommandation – contraignante – du Conseil de l'Europe, qui interdit la production de foie gras dans tous les pays signataires où il n'y a pas déjà une production existante. Cela signifie qu'aucun pays de l'Union Européenne qui ne produisait pas de foie gras jusque là ne peut en produire : la production de foie gras est donc déjà interdite dans tous les pays de l'Union Européenne, aux rares exceptions près que sont la France, la Hongrie, l'Espagne et la Belgique.

Il y a une législation, qui s'élabore progressivement dans le monde, et qui stipule qu'au nom des intérêts des animaux, le foie gras est interdit.

Ainsi, à mesure que la société reconnaît la réalité et l'importance de la sensibilité en général, et de la sensibilité des animaux en particulier, les intérêts de ceux-ci sont de plus en plus pris en compte à un niveau politique et législatif. Je veux pointer que ce fait a des conséquences importantes sur le statut des animaux. On constate donc en effet que face à un intérêt humain, qui est un intérêt qui n'est pas vital, mais néanmoins réel – le plaisir de manger du foie gras – face à ce plaisir-là, la souffrance des animaux compte. Cela signifie que les intérêts des animaux sont opposables aux intérêts des humains, au même titre que les intérêts d'autres humains. C'est-à-dire que les intérêts des animaux vont être pesés sur la même balance que les intérêts des humains. Peut-être en les comptant d'une façon moindre, c'est-à-dire en disant peut-être qu'une grande souffrance d'un canard ne compte pas autant qu'une grande souffrance humaine – ceci est un autre débat. Mais dans tous les cas, il est clair que les animaux font aujourd'hui partie, en ce sens là, du corps politique. C'est-à-dire qu'ils font partie du corps politique au même titre que les nourrissons. Les nourrissons ne votent pas. Les canards ne votent pas. Mais les nourrissons et les canards font dès à présent partie en France, de façon implicite, du corps politique. Ils ont un statut qui n'est pas explicitement celui de personne, mais implicitement ils ont un statut de personne. On ne peut pas en effet, à la liberté de quelqu'un, opposer les intérêts des pierres. On ne peut opposer à la liberté de quelqu'un que l'intérêt d'un autre être, l'intérêt de ce qui est considéré comme une personne. Personne – "persona" en latin – ça doit vouloir dire un masque, c'est-à-dire un rôle, un rôle social. D'une certaine façon, les animaux ont ce rôle social, ont une identité individuelle dans cette société. Ce sont bien les animaux, et ce qu'ils ressentent en tant qu'individus, et pas en tant qu'espèce, qu'on protège ici.

Je tenais à pointer ce fait-là, que dès à présent les animaux existent dans notre société politique. Même si ce n'est pas d'une façon explicite, et même si c'est d'une manière où leurs intérêts comptent de manière moindre que ceux des humains, leurs intérêts sont quand même mis sur la même balance que ceux des humains. Il y a cet autre débat qui consiste à se demander pourquoi leurs intérêts ne compteraient pas à égalité avec ceux des humains. Je pense d'une certaine façon que, à partir du moment où ils sont membres de la société, le fait d’accorder moins de poids à leurs intérêts est une discrimination, une inégalité qui est instaurée à l'intérieur de la société, et elle se met à ressembler aux autres inégalités qui ont été critiquées avant elle au cours de l'histoire. Mais quelle que soit la position qu'on adopte sur cette question, je pense que personne ne peut disqualifier d'avance l'idée que l'interdiction d'un aliment comme le foie gras, au nom des intérêts des animaux, est une question légitime.

Quand nous disons que nous voulons interdire, abolir le foie gras, une des réponses les plus courantes qu'on nous donne est : « Mais si vous voulez interdire le foie gras, c'est le début d'un long processus où on interdira les poules pondeuses qui souffrent beaucoup quand on les maintient en cage, les poulets entassés dans des hangars, etc. ». Les personnes qui nous donnent ces réponses nous dressent d'une certaine façon la liste de toutes les souffrances qui existent dans le monde et en France dans les filières d'élevage, et nous disent que la conclusion logique serait alors d'interdire la viande d'une façon générale.

Je pense pour ma part qu'à partir du moment où l'interdiction du foie gras sera promulguée en France – le plus tôt cela viendra, le mieux ce sera – le débat sera ouvert de façon générale, dans notre société, sur ce qui est éthique ou non, sur ce qui doit être licite ou non de manger. Et on ne pourra pas, comme c'est le cas aujourd'hui, se contenter de dire que ce qu'on mange est toujours une question de simple préférence ou éthique personnelle. Et on ne pourra plus dire simplement de ceux qui remettent certaines pratiques en cause qu'ils sont des fanatiques discrédités, comme si les personnes qui posaient ces questions-là avaient nécessairement un désir irrépressible de contrôler la vie d'autrui sur tous les plans. Nous n'avons pas le désir d'empêcher les gens de goûter les bonnes choses de la vie. La raison pour laquelle nous intervenons sur cette question, c'est la protection des canards et des oies. Si la protection des intérêts des canards et des oies n'était pas lésée par la question du foie gras, nous ne nous poserions pas ce problème.

Pour terminer, je voudrais mentionner la difficulté liée au fait que toutes les personnes qui, comme nous, œuvrent à faire interdire des pratiques comme le gavage, luttent pour une tierce personne. Cela pose aujourd'hui un problème qui n'est pas limité à la question des animaux. Par exemple, dans les réglementations gérées par l'OMC autour de la régulation du commerce mondial, les règles sont telles qu'un état a le droit d'interdire un produit uniquement en fonction des qualités du produit, uniquement en fonction de savoir si le produit est un bon produit, ou peut-être un produit toxique ou autrement nocif. Mais l'interprétation dominante des textes aujourd'hui est telle qu'on ne peut pas interdire l'importation d'un produit en fonction d'un critère éthique concernant le processus de fabrication de ce produit. Ceci est un grand frein au niveau mondial pour instaurer des réglementations concernant les pratiques dans l'industrie, les maltraitances des enfants dans les pays où on les fait travailler pour trois fois rien, tout le droit du travail et aussi tout le droit de l'environnement. Les personnes qui défendent cette règle la justifient par l'idée que si on interdisait en fonction de critères qui prennent en compte le processus, on serait d'une certaine façon en train d'imposer notre morale aux autres. C'est-à-dire que si un pays interdit l'importation d'un jouet qui est fabriqué dans des conditions de travail extrêmement déplorables, on est en train d'imposer au pays producteur des normes de travail, des normes éthiques, qui ne sont pas celles du pays producteur, mais du pays importateur. On serait donc plus ou moins en train de se mêler de ce qui ne nous regarde pas. Je ferai simplement remarquer que c'est exactement le même reproche qu'on nous fait quand nous parlons de la question du foie gras : « Mêlez-vous de ce qui vous regarde, ce n'est pas vous qui êtes les canards, vous êtes simplement défenseurs d'une tierce personne, vous n'avez pas le droit d'imposer votre morale à autrui ». Je crois que d'une façon générale, l'évolution dans le monde sera celle qui dit que l'éthique, ce n'est pas simplement admettre que chacun doit pouvoir défendre ses propres intérêts, mais que les normes éthiques sont des choses qui peuvent s'échanger entre personnes, qui peuvent se discuter, qui peuvent aussi éventuellement s'imposer après un débat ouvert et démocratique, et qu'il n'y a donc aucune limitation qui devrait nous interdire d'interdire, et que de même il n'y a pas une immunité particulière qui permettrait aux gens de manger ce qu'ils veulent, pas plus que ce ne devrait être la liberté de chacun d'acheter un jouet qui est produit en maltraitant des enfants.


<< Retour | Plan | Suite >>