Peut-on interdire un aliment au nom des intérêts des animaux ?

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Partie 3 : L'utilisation des animaux pour l'alimentation

Antoine Comiti

La plupart – si ce n'est la totalité – des animaux qui sont utilisés pour produire des aliments (viande, lait, œufs, etc.) sont, comme nous, doués de sensibilité. Comme nous venons de le voir, cela signifie qu'ils ressentent ce qui leur arrive, qu'ils sont affectés positivement ou négativement par ce qu'on leur fait.

Quand notre société considère que les intérêts de ces animaux comptent pour peu de choses, si ce n'est pour rien du tout, par rapport aux intérêts des humains qui mangent ces aliments, qu'est-ce que cela implique pour ces animaux ?

Autrement dit, comment les pratiques d'élevage, de transport, d'abattage affectent-elles les animaux qui sont utilisés par l'industrie agro-alimentaire, les filières d'élevage ?

Tout d'abord, il faut comprendre que cette industrie n'a pas pour but de prendre soin des animaux, mais de fabriquer des produits à partir de ces animaux, de la manière la plus rentable possible. Les soins apportés aux animaux sont subordonnés à cet objectif de rentabilité.

Selon la vision qui prévaut dans cette industrie, les animaux sont principalement considérés comme des machines : des machines à produire de la viande, du lait, des oeufs, etc.

Le problème principal des acteurs de ces filières, c'est d'optimiser la production – « produire plus pour moins cher » – pour conserver ou améliorer leur place face aux concurrences de toutes sortes.

D'ailleurs, pour répondre à cet objectif de productivité toujours croissante, s'est développée une discipline : la zootechnie. Les zootechniciens ont pour préoccupation d'optimiser l'animal-machine en intervenant sur tout ce qui peut affecter sa productivité : les tailles des cages, l'intensité de l'éclairage, la quantité de nourriture, les mutilations, sa génétique, etc.

Je disais que, dans ces filières, les animaux sont considérés « principalement » comme des machines à produire. Je dis « principalement », parce que ces filières ne peuvent plus ignorer totalement les évolutions de l'opinion sur la prise en compte des intérêts des animaux en général, et des animaux dits « de ferme » en particulier. L'industrie agro-alimentaire est contrainte aujourd'hui de prendre en compte le bien-être des animaux qu'elle utilise. Pas nécessairement pour mieux les traiter, mais au minimum pour adapter le discours marketing, car il devient de plus en plus nécessaire de laisser penser que les animaux sont bien traités pour vendre ses produits. On voit aussi les effets de cette pression de l'opinion sur des instituts comme l'INRA qui, historiquement, était spécialisé sur des questions de zootechnie, mais se trouve de plus en plus contraint aujourd'hui de prendre en compte dans ses travaux la question du bien-être des animaux.

Il ne faut cependant pas se leurrer en ce qui concerne les animaux : ce n'est pas leur bien-être mais bien l'optimisation de la machine à produire qui reste encore aujourd'hui, et de loin, la principale préoccupation des filières d'élevage et des experts qui travaillent pour elles. Dans les faits, aujourd'hui, les intérêts des animaux utilisés pour produire des aliments ne comptent pas pour grand chose face aux intérêts de ceux qui produisent et achètent ces aliments.

À titre d'illustration des conséquences de cet état de fait, voici quelques-unes des pratiques qui sont couramment utilisées dans les filières d'élevage.

Nous parlons dans cette conférence des intérêts des animaux, mais une difficulté est qu'eux-mêmes ne sont pas capables de s'exprimer pour venir donner leur point de vue, en particulier pour nous faire sentir ce qu'ils ressentent conséquemment à ces pratiques. Une manière de leur faire une place ici, c'est de les montrer en film, et de montrer ce qui leur est fait. J'ai pour cela apporté deux vidéos : une première qui montre une pratique réalisée sur des cochons, et une deuxième sur la production de foie gras.

Avant de diffuser ces vidéos, je voudrais dire que les mots qui sont sur ce transparent – qui liste les pratiques d'élevages – donnent une image très négative de l'élevage. Ce n'est pas nécessairement l'image que l'on a habituellement. Il faut cependant voir qu'en tant que consommateur, l'image que l'on a de ces filières est forgée par le marketing de la viande, qui n'a évidemment aucun intérêt à montrer les problèmes de production. Dans les filières – y compris dans les filières viande – on trouve bien sûr le même problème d’êtres humains qui souffrent pour produire : il ne faut pas s'attendre à ce que les sociétés qui veulent vendrent leurs produits mettent en avant les problèmes de santé, de qualité de vie que leurs processus de production infligent aux personnes qui y travaillent.

Comme nous parlons aujourd’hui de la prise en compte des intérêts des animaux par rapport à ceux des humains, j'ai pris l'exemple de la castration sans anesthésie qui est pratiquée sur les cochons. Pourquoi est-ce qu'on castre les cochons ? C'est principalement pour améliorer le goût de la viande. Cette vidéo d'environ 1 minute 30 est extraite d'une plus longue vidéo, réalisée par un institut de formation pour éleveurs de cochons – Educagri – qui explique comment procéder pour les différentes pratiques courantes réalisées dans l'élevage des cochons pour la viande.

Je vous invite à écouter attentivement le commentaire au début de cette séquence, parce que vous y entendrez la justification de ce qu'on va faire à ce porcelet.

Il faut savoir qu'il y a, chaque année en France, environ 20 millions de cochons qui sont utilisés pour la production de viande, de jambon, de charcuterie, etc., et que la castration sans anesthésie est pratiquée chaque année sur la quasi-totalité des mâles, soit environ 10 millions, ce qui veut probablement dire des dizaines de milliers d'entre eux chaque jour.

Commentaire de la vidéo :
« La castration d'un porcelet mâle est réalisée afin d'éviter le risque de mauvaise odeur de la viande à la cuisson. Pour castrer un porcelet, il faut attraper calmement et avec délicatesse le porcelet, puis le contenir, mettre en évidence le testicule en le remontant avec le majeur, puis le maintenir en place en le faisant saillir sous la peau tendue. Inciser verticalement sur 2cm avec la partie arrondie de la lame. Faire sortir le testicule par pression, et bien dégager avec les doigts le cordon noyé dans les tissus. Sectionner le canal déférent et les vaisseaux sanguins au bistouri, désinfecter les plaies avec la bombe désinfectante. »

Certains d'entre vous, peu intéressés par les considérations philosophiques, trouvaient peut-être que les discussions précédentes étaient un peu abstraites. Je pense qu'il apparaît maintenant clairement, sur un exemple concret – vraiment très concret pour le porcelet qui subit cette pratique – ce que signifie le fait de faire passer un intérêt assez dérisoire d'un humain – améliorer le goût de la chair de ce porcelet – avant l'intérêt de ce porcelet à ne pas être mutilé sans anesthésie.

Avant de diffuser la deuxième vidéo, regardons un instant combien d'êtres sensibles sont concernés par les diverses pratiques d'élevage.

Seulement en France, voici le nombre d'animaux, par espèces, qui subissent chaque année ces pratiques. Plus précisément, c'est le nombre d'animaux abattus chaque année.

Vous voyez qu'au total, cela fait plus d'un milliard d'animaux de ferme qui sont utilisés, chaque année en France, pour produire de la viande, et des milliards de poissons – on ne sait pas combien précisément, puisque les poissons sont comptés en tonnes et non pas en individus.

Nous voyons qu'en dehors des poissons, les poulets sont de très loin le plus grand nombre d'animaux utilisés pour l'alimentation.

Pour produire le foie gras, plus de 30 millions de canards et environ 800 000 oies sont gavés et abattus chaque année. Nous allons regarder une deuxième vidéo qui montre comment est produit le foie gras dans l'écrasante majorité des élevages aujourd'hui. Je suis moi-même impliqué dans une campagne pour l'interdiction du gavage, donc du foie gras – puisque le foie gras, dans sa définition actuelle en tout cas, est le foie d'un oiseau qui a été gavé.

Il y a un mythe qui est très présent, auquel nous avons tous fortement envie de croire, et que le marketing de la viande nous incite fortement à croire : c'est le mythe selon lequel un animal bien traité donne de la bonne viande, que le produit est bon si le processus de production est bon.

Dit comme cela, cela paraît plein de bon sens. Et pourtant ce n'est ni vrai ni faux. C'est parfois totalement vrai, parfois totalement faux.

Dans le cas général, ce n'est pas plus fondé de dire cela que de dire que la viande des poulets abattus à la chaîne dans un abattoir sera meilleure si les employés de l'abattoir sont bien traités, ou de dire que le sucre qui était produit au 18e siècle par un esclave aux Antilles était meilleur si l'esclave était bien traité. Il n'y a pas de raison de penser que cela est a priori généralement vrai. Il y a des cas où c'est vrai, et des cas ou c'est faux. Que l'on ait envie d'y croire est une chose, que ce soit vrai en est une autre. Les intérêts des producteurs et des consommateurs ne coïncident pas toujours avec ceux des animaux, de même que les intérêts des filières qui fabriquent et vendent ces produits ne coïncident pas non plus toujours avec les intérêts des personnes qui y travaillent.

Regardons maintenant la deuxième vidéo. C'est une vidéo au tournage duquel j'ai participé.

Avec trois autres activistes – c'est comme cela qu'on nous appelle – nous nous sommes rendus avec notre caméscope dans des fermes du Sud-Ouest, région où j'habite. Nous avons visité des salles de gavage, et filmé, avec l'autorisation des gaveurs, pour montrer la manière dont se passe la production de foie gras.

J'insiste sur le fait que nous ne cherchons pas à montrer des cas extrêmes de maltraitance. Nous sommes là pour montrer des pratiques qui sont institutionnalisées, qui sont faites tous les jours, qui sont considérées comme des pratiques normales de production par la filière du foie gras.

Projection du film « Le gavage en question – Une enquête au pays du foie gras »

Nous venons de voir une illustration concrète du fait que, quand on considère que les intérêts d'un individu comptent moins que ceux d'un autre sur le critère arbitraire de l'espèce, cela amène à laisser faire des pratiques que beaucoup d'entre nous trouvent si problématiques qu'elles devraient être interdites. Elles méritent en tout cas au minimum d'être discutées. C'est le moins que l'on puisse dire en voyant ces images.

Je repasse la parole à David Olivier pour la dernière partie de cette conférence : la question de la légitimité de principe de l'interdiction d'un aliment au nom des intérêts des animaux utilisés pour le produire.


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