Lettre ouverte aux évêques de France
le 25 octobre 2010
Objet. Saint Martin, foie gras et promotion commerciale.
Monseigneur,
Nous sommes une association de protection animale – une parmi les nombreuses organisations qui, en France et dans le monde, dénoncent la cruauté du gavage. Si nous nous adressons à vous aujourd’hui, c’est parce que la filière française du foie gras instrumentalise la figure de Saint Martin pour faire prospérer ses affaires, prospérité dont la contrepartie est un accroissement du nombre d’oiseaux gavés.
Gavage et souffrance animale
Pour produire un bien qui n’est une nécessité pour personne, on rend délibérément malades des oiseaux encagés. Ils sont suralimentés de force, en leur enfonçant un embuc de la gorge jusqu’à l’estomac. Les animaux souffrent de diarrhées, développent des maladies de l’appareil digestif ou souffrent de blessures liées au passage de l’embuc. La nourriture, surabondante et déséquilibrée, induit une déminéralisation des os, source de fractures. La régulation thermique est altérée, les oiseaux halètent. Beaucoup d’entre eux meurent avant la date prévue d’abattage. On leur fait subir tout cela dans l’unique but de faire atteindre à leur foie jusqu’à dix fois sa taille normale, et de le vendre sous l’appellation de « foie gras ». En France, ce sont environ 40 millions de canards et 700 000 oies qui subissent ce traitement chaque année. A de rares exceptions près, ils sont soumis aux méthodes de l’élevage industriel.
Saint Martin symbole de la charité
Saint Martin est resté dans les mémoires pour avoir secouru un pauvre mourant de froid. Ne possédant rien lui-même, il lui donna la moitié de son manteau. On dit qu’il n’en donna qu’une partie, car l’autre ne lui appartenait pas : ce vêtement de soldat était pour moitié payé par l’Etat. C’est ainsi que Saint Martin est devenu un symbole du secours apporté aux plus démunis : une figure de l’amour du prochain pour les chrétiens mais, au-delà, un symbole universel.
L’oie de la Saint Martin
Un lien s’est établi entre Saint Martin et les oies parce que la légende dit que pour ne pas être nommé évêque, Martin se cacha parmi les oies mais fut dénoncé par leurs cris. Au Moyen Âge, la Saint Martin était une fête d’automne (11 novembre) que les familles suffisamment aisées célébraient dans certaines régions d’Europe en consommant une oie. Cette tradition, tombée depuis longtemps en désuétude en France, est demeurée présente dans certains pays d’Europe du Nord comme la Suède ou l’Allemagne. Il s’agit dans ces contrées de consommer une volaille particulière le 11 novembre, et non de consommer du foie gras ou la chair d’une oie gavée : le gavage est interdit dans la plupart des pays de l’Union européenne par les lois de protection animale. C’est le cas notamment en Suède et en Allemagne.
Le foie gras de la Saint Martin :
une « tradition marketing » fabriquée en 2009
En 2009, alors que les stocks débordent suite à la mévente, la filière française du foie gras manœuvre adroitement pour redresser ses affaires. Elle exhume la tradition oubliée de l’oie de la Saint Martin, la convertit prestement en tradition du foie gras de la Saint Martin (bien que 97% du foie gras produit en France provienne de canards et non d’oies), et utilise une fraction de ses invendus à soigner son image en médiatisant des dons de « foie gras caritatif » aux organisations humanitaires. L’intérêt ? Inciter les distributeurs et restaurateurs à mettre le foie gras en rayon ou sur leur carte avant la saison, et soutenir les ventes par la campagne de publicité associée.
Le CIFOG (l’interprofession du foie gras) édite un livret : on y retrouve Saint Martin promu Saint Patron du foie gras, tandis que le rappel de sa générosité et autres références « ancestrales » enrobent de « tradition » la déclinaison des produits qu’il s’agit de vendre au mieux.
En 2010, la campagne « Saint Martin » s’amplifie. Le pilonnage publicitaire en direction des consommateurs s’étalera sur tout le mois de novembre. Ce ne sera que la partie visible de l’opération : depuis des mois, le travail de promotion auprès de la distribution et de la restauration est en cours. Combien d’oiseaux feront les frais de cette savante stratégie commerciale ?
Est-il permis de faire subir n’importe quoi aux animaux ?
En 2002, le Pape Benoît XVI, alors qu’il était encore le Cardinal Joseph Ratzinger, s’est exprimé sur cette question dans ses entretiens avec Peter Seewald1.
Peter Seewald : Nous est-il permis d’utiliser les animaux, ou même de les manger ? Cardinal Ratzinger : C’est une question très sérieuse. Quoi qu’il en soit, nous pouvons voir qu’ils sont placés sous notre protection, nous ne pouvons pas simplement en faire ce que nous voulons. Les animaux eux aussi sont des créatures de Dieu, et même s’ils n’ont pas avec Dieu la même relation directe que les hommes, ils sont des créatures nées de sa volonté, des créatures que nous devons respecter en tant que nos compagnons dans la Création, et des éléments importants de cette Création. Pour ce qui est de savoir s’il nous est permis de tuer et manger des animaux, il y a un remarquable agencement du sujet dans les Saintes Écritures. Nous lisons qu’au commencement, seules les plantes sont mentionnées comme nourriture pour l’homme. Ce n’est qu’après le Déluge, c’est-à-dire après qu’une nouvelle brèche ait été ouverte entre Dieu et l’homme, qu’il nous est dit que l’homme mange de la chair… […] [L’homme] doit toujours maintenir son respect pour ces créatures, mais il sait en même temps qu’il n’est pas interdit d’en tirer de la nourriture. Certainement, une sorte d’usage industriel des créatures, comme celui où des oies sont alimentées de façon à leur faire développer un foie aussi gros que possible, ou le fait de faire vivre des poules si entassées qu’elles deviennent des caricatures d’oiseaux, cette façon de dégrader des créatures vivantes en simples marchandises, cela me semble contraire à la relation mutuelle qui ressort de la Bible2. |
Un sentiment de révolte
Nous sommes atterrés de voir la figure de Saint Martin, un homme qui a donné le peu qu’il possédait pour secourir son prochain, instrumentalisée pour mieux vendre le foie hypertrophié d’animaux maltraités. Nous sommes écœurés de voir la belle notion de partage servir à donner bonne conscience au public alors qu’il consomme le produit de la souffrance. Nous sommes désemparés face à la puissance de l’industrie du foie gras.
Pour avoir enquêté dans les salles de gavage, nous savons l’extrême brutalité de cette production. Nous savons que l’analogie entre ce qui se passe là et l’engraissement volontaire des palmipèdes à la veille de la migration est une fable entretenue à dessein. Mais qui peut voir la vérité quand elle est ensevelie à coup de millions de budget marketing sous les paillettes de la « fête » et de la « tradition » préfabriquées ?
C’est ce sentiment de révolte qui nous a conduits à vous adresser cette lettre. Une prise position publique de votre part contre le détournement d’un symbole de la charité au profit d’une activité qui fait violence à des êtres sensibles serait d’un grand poids. Si les faits qui vous ont été exposés vous inspirent une réaction ou un commentaire, nous serions heureux de les connaître.
Respectueusement,
Antoine Comiti
Association L214
Revenir à Saint Martin : figure emblématique du partage, pas du gavage !
1. Traduction française : Le Sel de la terre. Le christianisme et l'Eglise catholique au seuil du troisième millénaire. Entretiens avec Peter Seewald, Flammarion Cerf, 2005. Le passage que nous citons peut être consulté en version anglaise
2. Souligné par nous.