Peut-on interdire un aliment au nom des intérêts des animaux ?

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Partie 1 : Le spécisme

Antoine Comiti

Etre spéciste, c'est dire que les intérêts d'un individu comptent moins que ceux d'un autre pour la seule raison qu'il est d'une autre espèce.

C'est dire en particulier que les intérêts d'un animal comptent moins que les nôtres parce qu'il n'est pas de l'espèce humaine.

Le mot « spécisme » a été forgé à partir du mot « racisme ».

Etre raciste, c'est dire que les intérêts d'un individu comptent moins que ceux d'un autre pour la seule raison qu'il est d'une autre race que nous.

Le spécisme, c'est une discrimination comme le racisme, mais basée sur l'espèce.

Nous sommes tellement habitués à entendre que les intérêts d'un animal ne comptent pas pour grand chose, parfois même pour rien du tout, en tout cas pour bien moins que ceux d'un humain, qu’à première vue le spécisme paraît juste.

Mais si cela est vrai, nous devons pouvoir le justifier. Une idée qui est juste, c'est une idée que l'on peut justifier. Avant de prendre le spécisme comme une évidence, rappelons-nous que le racisme, lui aussi, semblait juste à beaucoup d'hommes pourtant bien intentionnés.

Dans une vision raciste du monde, on considère que la race est a priori un critère pertinent pour faire des discriminations, pour justifier des traitements différents entre les individus.

Dans une vision non-raciste, on dit que ce n'est pas le cas, on évoque les Droits de l'Homme, on affirme que les hommes sont égaux en droit.

On pense souvent que si les hommes sont égaux en droit, c'est parce qu'ils sont tous des humains, c'est-à-dire identiques au moins de ce point de vue. Alors qu'au contraire, les animaux sont tellement différents des hommes qu'on trouve normal de les traiter très différemment.

Pourtant, il faut rappeler que s'il y a eu besoin de se battre pour faire accepter les Droits de l'Homme, c'est précisément parce que les hommes sont différents entre eux.

C'est parce qu'il y a des différences entre les hommes (différences de couleur de peau, de sexe, d'âge, de classe sociale, … différences sur lesquelles se sont basées – et se basent encore – des discriminations), qu'il y a eu besoin d'affirmer que les hommes sont égaux en droit et doivent être traités de la même manière.

Bien qu'on soit de sexe différent – homme ou femme – on mérite un même salaire. Bien qu'on soit de couleur de peau différente, certains ne méritent pas d'être mis en esclavage par les autres. Ainsi, ce n'est pas parce que les hommes sont identiques entre eux qu'on les traite de la même manière. C'est précisément parce qu'ils sont différents, et que cela incite dans bien des domaines à les traiter différemment, qu'il y a besoin de rappeler qu'on doit les traiter également, malgré leurs différences.

Mais traiter de manière égale ne veut pas dire que l'on doit ignorer les différences réelles qui existent entre les individus. Traiter de manière égale, cela ne veut pas dire devenir aveugle aux capacités différentes, aux besoins différents. Au contraire, nous devons en tenir compte pour être justes.

Il est considéré comme juste, parce que justifié, que les enfants n'aient pas le droit de vote.

On considère que les enfants ont certaines capacités trop limitées pour que cela ait un sens de leur permettre de voter.

Mais cela ne veut pas dire que les intérêts des enfants ne comptent pas dans la société. Ils sont pris en compte, mais par d'autres moyens.

Par contre, il y a 60 ans en France, les femmes n'avaient pas le droit de vote. C'était une discrimination arbitraire, car le sexe d'une personne n'a aucun rapport avec la capacité à pouvoir voter.

Nous avons donc vu des situations où il est justifié, donc juste, de prendre en compte des différences entre individus, et d'autres situations ou c'est absolument injuste.

Le problème qui se pose vis-à-vis des animaux est donc celui-ci : il y a des différences entre les animaux et les humains qui justifient qu'on les traite différemment, mais ils partagent aussi avec nous des capacités, des besoins, qu'il serait injustifié d'occulter. Constater qu'un individu est différent ne justifie pas d'ignorer ses besoins et de mépriser ses intérêts.

Le spécisme, qui est très répandu dans notre société, nous incite donc à penser – a priori et sans le justifier – que les intérêts des animaux comptent pour très peu, ou même pour rien du tout, face aux intérêts des humains.

Remettre en cause le spécisme, c'est se demander jusqu'à quel point les intérêts des animaux doivent compter. Doivent-ils compter autant que les nôtres ? Cette question, la question dite de « l'égalité animale », est certes intéressante en théorie. Mais même si l'on pense que les intérêts des animaux ne comptent pas autant que ceux des humains, cela ne veut pas dire qu'ils ne comptent pour rien du tout.

Reconnaissons qu'en pratique, bien des intérêts dérisoires des humains passent avant les intérêts vitaux des animaux.

Si nous pensons vraiment que les intérêts des animaux ne comptent pas pour rien, y compris face aux intérêts des humains, cela doit nous amener, au moins dans certains cas, à remettre en cause nos intérêts d'humains pour prendre en compte les leurs.

Si cela est vrai en général, pourquoi ne serait-ce pas vrai aussi dans le cas de l'alimentation ? Nous verrons en effet que pour produire certains aliments – c'est le cas du foie gras en particulier – nous faisons endurer aux animaux des pratiques particulièrement brutales qui, en comparaison, font paraître bien dérisoires les plaisirs que nous tirons de ces aliments.

L'idée que les intérêts des animaux ne comptent pour rien face aux intérêts des humains a longtemps été renforcée par l'idée qu'il existe une différence de nature absolument radicale entre les humains et les animaux, différence issue d'un processus de création radicalement différent. Cette idée s'affaiblit progressivement à mesure que les idées sur l'évolution des espèces font leur chemin dans notre culture et nos sciences. Ainsi, se renforce petit à petit l'idée d'une différence de degré entre les capacités des diverses espèces, dont l'espèce humaine, y compris pour ce qui concerne la sensibilité, c'est-à-dire la capacité à ressentir de la souffrance, à éprouver des émotions positives ou négatives.

Ce qui compte d'abord et avant tout, pour savoir comment on doit traiter un individu, c'est savoir s'il ressent ce qui lui arrive, ce qu'on lui fait, ou s'il ne ressent rien du tout.

Autrement dit, ce qui compte éthiquement, c'est d'abord savoir si l'individu en question est un être sensible ou pas.

Les êtres sensibles, ce sont non seulement les humains, mais aussi une bonne partie des animaux, pas nécessairement tous les animaux, mais au moins un grand nombre d'entre eux.

Pour synthétiser ce que nous venons de voir jusqu'à présent, reprenons le parallèle avec le racisme. En même temps que s'est développée l'idée que le racisme était une discrimination injustifiée, il s'est développé en parallèle une vision humaniste du monde. Cette vision, qui comprend la philosophie des droits de l'homme, affirme que ce qui compte avant tout pour savoir comment traiter un individu, c'est de savoir s'il est humain, quelles que soient par ailleurs ses différences avec nous : « nous sommes tous des humains, quels que soient notre couleur de peau, notre sexe, etc. ».

De même, à mesure que se développe l'idée que le fait qu'un individu soit d'une autre espèce ne justifie pas n'importe quel traitement à son égard, nous développons la vision selon laquelle ce qui compte avant tout, c'est de savoir si et comment il ressent ce qu'on lui fait subir, qu'il soit humain ou non.

Ainsi, dans cette vision qui se renforce aujourd'hui, la notion de sensibilité est centrale. Je passe donc la parole à David Olivier, qui va l'explorer plus en détail.


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