Peut-on interdire un aliment au nom des intérêts des animaux ?

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Partie 2 : La sensibilité

David Olivier

Nous allons maintenant aborder la question de la sensibilité, de la sensibilité animale.

Cette question de la sensibilité est cruciale pour le sujet « Ethique et alimentation » qui nous préoccupe aujourd'hui.

En effet, comme nous venons de le rappeler, les animaux qui sont utilisés comme aliments sont, comme nous, des êtres sensibles : ils ressentent ce qui leur arrive, ils ont des besoins, des intérêts.

Nous allons explorer maintenant un peu plus précisément ce que ces termes de « sensibilité » et d' « être sensible » veulent dire.

La sensibilité est une notion à la fois extrêmement simple et extrêmement difficile à définir si on veut le faire d'une façon rigoureuse dans le contexte de la philosophie et de la science d'aujourd'hui. Nous pourrons revenir sur cette difficulté au moment des questions.

Mais tout d'abord, de quoi parle-t-on lorsque l'on parle de « sensibilité », d' « être sensible » ?

En français, le terme « sensible » est ambigu. Cela peut désigner la capacité d'un individu à ressentir quelque chose. C'est dans ce sens-là que nous utilisons ce mot.

Mais il y a aussi un autre sens au mot « sensible » : on peut dire par exemple qu'une pédale de frein, ou une balance, sont sensibles. Une balance sensible, c'est une balance qui est très précise, qui indique de petites variations de poids.

Ce deuxième sens est très différent du premier qui, lui, parle de ce que ressent un individu. En anglais, il y a un terme différent pour chacune des deux notions. Un individu qui a la capacité de ressentir quelque chose, on le qualifie de « sentient being ». Le deuxième sens, celui de la balance qui est sensible aux petites variations, c'est « sensitive » en anglais.

Je vais m'efforcer de bien individualiser le premier sens, c'est-à-dire le fait de ressentir quelque chose.

Cette notion est quelque chose que chacun d'entre nous peut constater de façon très simple : à cet instant précis nous ressentons des choses : vous me voyez, vous voyez la lumière, vous entendez des sons, cela vous fait une certaine impression. Au contraire, on peut penser a priori qu'un ordinateur ne ressent rien, même si l'ordinateur fait des choses, de même qu'un caillou ne ressent rien, même si le caillou peut avoir un certain comportement – tomber, par exemple – et une plante ne ressent très probablement rien non plus.

Bien que cette notion de sensibilité soit très simple a priori, il est étonnant de constater qu'elle est rarement pointée en tant que telle dans la littérature, en tout cas dans la littérature française. Dans la littérature anglo-saxonne, c'est plus courant avec les termes « sentient » et « sentiency ». Mais en France, dès qu'on parle d'êtres sensibles, on nous dit très souvent « vous voyez bien que les plantes sont sensibles puisque, par exemple, il y a des plantes qui réagissent vivement, dès qu'on les touche, en projetant leurs graines à distance ». Cet exemple nous a encore été donné récemment. On nous cite aussi des expériences au cours desquelles il aurait été démontré que le fait de parler aux plantes les ferait grandir plus vite. Il se trouve que je ne crois pas que ce soit factuellement vrai, mais peu importe. Ce qui compte, c'est de ne pas confondre le fait qu'une plante puisse réagir organiquement à, par exemple, de l'engrais – on rajoute de l'engrais, et elle croît plus vite – avec le fait qu'elle ressente elle même ce qui lui arrive. De manière analogue, suite à l'injection d'un produit dans le corps humain, on peut tout à fait constater que la tension artérielle augmente, mais sans que l’être humain concerné ne ressente quoi que ce soit de particulier relatif à cela. Il peut y avoir une réaction de l'organisme, sans que ce soit accompagné d'un ressenti.

Pour prendre un exemple inverse, où il y a ressenti, considérons le cas d'un être humain qui a mal aux dents. Il y a aussi dans ce cas des processus physiologiques : telle action – par exemple, la pression à l'intérieur de la dent – va agir sur tel nerf, produire tel influx nerveux, etc. Il y a donc un processus purement physiologique qui ne cessera pas lorsque cet être humain prendra de l'aspirine. Mais pourquoi prend-on de l'aspirine quand on a mal aux dents ? Parce qu'en plus du simple processus physiologique de transmission de l'influx nerveux, il y a quelque chose qui nous importe énormément, qui est le fait qu'avoir mal, ça fait mal…

Je veux dire que la souffrance, c'est quelque chose que nous ressentons directement, c'est quelque chose que nous voulons fuir, que nous ne voulons pas éprouver, indépendamment de toute autre considération. Le fait d'avoir mal aux dents peut certes nous empêcher de mener des activités que l'on veut mener par ailleurs – nous empêcher de lire un livre qu'on a envie de lire, par exemple – et nous cherchons pour cette raison à calmer le mal de dents. Mais même indépendamment de toute considération de ce genre, la souffrance que nous ressentons est quelque chose que nous désirons éviter.

Je pense que la sensibilité inclut tout ce que nous ressentons, toute l'expérience que nous avons à chaque instant de notre vie éveillée. Ainsi, cela inclut le fait de penser, c'est-à-dire que quand nous pensons, nous sommes conscients de ce que nous pensons. D'ailleurs, le terme « être conscient d'une chose », la « conscience », c'est un terme à peu près synonyme de la sensibilité – en tout cas dans le sens où je l'utilise ici. Le terme « conscience » aussi est ambigu. On dit par exemple « avoir bonne conscience » ou « mauvaise conscience », mais ce n'est pas du tout ce sens-là qui nous intéresse ici. Le fait de désirer des choses, d'avoir peur, toutes nos émotions, ce sont des choses que nous ressentons. Nous ressentons aussi des choses neutres comme les couleurs, les sons, etc. C'est tout cela qui est inclus dans le fait de ressentir.

Comme nous l'avons vu, il y a, en plus de ce que nous ressentons, des processus physiologiques qui se déroulent chez les êtres humains, comme chez les plantes et chez beaucoup d'animaux, mais qui ne donnent pas lieu à quelque chose de ressenti. Ainsi, pour prendre le cas d'un moteur, ces processus, qu'on appelle alors dans ce cas « mécaniques » et pas « physiologiques », se déroulent aussi, mais ce n'est pas pour cela qu'un moteur ressent quelque chose. Un moteur ne ressent rien. Quand on dit par exemple qu'un moteur souffre, ou qu'un moteur peine dans une montée, les termes « souffrir » et « peiner » sont des métaphores. Il est clair que le moteur ne ressent aucune douleur, aucune peine en tant que telle. Peut-être que le propriétaire ressentira une douleur si le moteur casse, mais le moteur lui-même ne ressent rien.

La notion de sensibilité est souvent aussi confondue avec des notions beaucoup plus complexes, qui sont souvent présentées d'ailleurs comme des capacités propres aux êtres humains.

Il est souvent dit, en particulier, que les animaux n'ont pas conscience d'eux-mêmes, ou ne pensent pas, ou n'ont pas de liberté, ou n'ont pas de langage.

Commençons par la question de la conscience. J'ai entendu un expérimentateur dire qu'on ne doit pas dire qu'un chat souffre, qu'on peut seulement dire que son organisme est l'objet de phénomènes de « nociception », c'est-à-dire que son organisme détecte un événement – une blessure, par exemple – qui va potentiellement générer de la douleur, et que cela provoque diverses réactions de son organisme, que l'on peut observer, mesurer (influx nerveux, taux de corticostérone, etc.), mais qu'on ne doit pas parler de la souffrance que ressent le chat. C'est un peu comme s'il voulait dire qu'il y a une douleur dans le corps du chat, mais que le chat n'est pas conscient de cette douleur. Je ne sais pas ce que cela peut vouloir dire que d'avoir une douleur sans être conscient de cette douleur. Cela a peut-être du sens de parler d'une douleur sur laquelle on n'a pas une réflexibilité très grande, c'est-à-dire qu'on n'est pas en train de réfléchir à sa cause, on n'est pas en train de se formuler à soi-même l'existence de cette douleur. Mais même dans ce cas, on peut constater que lorsqu'on subit une douleur tellement forte qu'on n'est pas capable de prendre du recul par rapport à cette douleur, c'est que cette douleur doit correspondre à la souffrance la plus grande.

On ne peut donc pas dire qu'il faut avoir une sorte de recul par rapport à une chose avant qu'elle puisse être ressentie. Si on imposait d'avoir conscience d'une chose à un degré supérieur avant d'admettre qu'on a conscience de la chose au degré le plus simple, ça impliquerait une régression à l'infini : on pourrait alors se demander si les humains dont on dit qu'ils souffrent parce qu'ils ont conscience de souffrir, ont conscience d'avoir conscience de souffrir ? S’ils n’ont pas conscience d'avoir conscience de souffrir, cela prouverait qu'ils n'ont pas conscience de souffrir, donc qu'ils ne souffrent pas. Je dirais que de façon générale, les choses dont nous avons conscience, nous n'avons pas conscience d'en avoir conscience. Nous passons notre vie à ressentir des choses, à voir des choses. Les occasions où nous prenons du recul par rapport à ce que nous percevons, ressentons, sont quand même minoritaires par rapport à chaque instant de notre vie où nous ressentons les choses. Donc, on ne peut pas dire que la sensibilité est équivalente à la capacité d'avoir une conscience à un niveau supérieur, d'avoir une conscience de soi, d'avoir une capacité à verbaliser les choses que nous ressentons.

La sensibilité est parfois aussi confondue avec la pensée. Je crois personnellement, pour des raisons un peu techniques, que tous les animaux sensibles pensent nécessairement. Je crois aussi à l'inverse que la pensée est une forme de sensibilité, c'est-à-dire que quand nous pensons, nous ressentons des choses. Ce qui ne veut pas dire que tout processus nerveux et tout processus logique impliquent une sensibilité. Il est par exemple clair qu'il y a des processus nerveux très importants pour nous – comme par exemple, la reconnaissance d'un visage – qui se font de manière pas du tout consciente. Si on vous demandait comment vous faites pour reconnaître le visage des gens que vous connaissez, vous seriez incapables de décrire tous les processus nerveux qui se passent dans votre cerveau, derrière le nerf optique et dans certaines zones du cerveau de traitement de l'image, et qui permettent d'aboutir à cette reconnaissance. Mais il n'empêche que la reconnaissance elle-même de l'image, c'est-à-dire le fait de ressentir que telle personne est telle personne, c'est quelque chose qui est sensible, que vous ressentez.

Il est assez significatif que lorsque nous pensons, lorsque nous réfléchissons, nous sommes extrêmement lents. Pour faire une addition à trois chiffres par exemple, il nous faut plusieurs secondes, alors qu'un ordinateur le fait très rapidement, et que les processus nerveux automatiques comme la reconnaissance d'un visage sont, eux aussi, extrêmement rapides en comparaison de ce processus de pensée qui se déroule à un certain niveau dans notre conscience.

La pensée est donc quelque chose de conscient, de ressenti, mais on ne peut pas identifier la sensibilité à la pensée. Même lorsque nous ne pensons pas, même lorsque nous n'avons pas une pensée très élaborée, nous ressentons les choses d'une façon assez indépendante du processus – de niveau qu'on pourrait qualifier de plus élaboré – qu'est la pensée. Je tenais à préciser cela, parce que parfois la question est posée, concernant l'intelligence artificielle, de savoir si un ordinateur peut être sensible. On formule parfois cette question en ces termes : « Est-ce qu'un ordinateur peut penser ? ». Un célèbre informaticien, Alan Turing, a écrit en 1950 un article marquant dans l'histoire de l'intelligence artificielle, qui posait précisément cette question : « Can machines think ? » (Les machines peuvent-elles penser ?). En réalité, on s'aperçoit dans son article que la question qu'il posait, c'était en fait de savoir si les ordinateurs pouvaient être sensibles. Il est donc important de bien distinguer ces deux notions, penser et ressentir, qui sont souvent confondues.

Une autre notion qu'il faut distinguer de la sensibilité elle-même, c'est la notion de liberté. Elle est un peu liée à la notion de pensée, parce que beaucoup de personnes cherchent à réduire les animaux à des sortes d'automates. C'est une longue tradition qu'il est courant de faire remonter à Descartes, mais je pense qu'elle remonte bien plus loin que Descartes. L'idée est de réduire les animaux à des automates qui exécutent un programme. En termes un peu plus modernes, c'est la théorie de l'instinct, l'idée que les animaux seraient entièrement régis par leur instinct et n'auraient aucune liberté. Le débat de savoir si les animaux ont une liberté ou pas est un débat intéressant, mais je pense qu'indépendamment de ce débat-là, on peut dire que les animaux sont sensibles, même si on devait conclure que les animaux n'ont pas de liberté. Je pense pour ma part que les animaux ont une liberté aussi, mais en tout cas ce n'est pas la même notion que la sensibilité.

Une quatrième et dernière notion qui est souvent confondue avec la sensibilité est celle du langage. Il y a un courant philosophique, autour de Wittgenstein et d'autres, qui a tendance à identifier les faits mentaux au langage. Cela est fait au travers de constructions théoriques, comme celle qui affirme que le fait de croire une chose serait identique au fait d'être prêt à formuler une phrase qui l'exprime : « Je crois ceci ». Ou alors, au travers de certaines caractérisations des propositions mentales qui auraient une certaine forme logique que n'auraient pas les propositions non mentales. En conséquence, dans ce modèle, les animaux seraient incapables d'avoir un quelconque ressenti parce qu'ils n'ont pas de langage. Cela se traduit dans le célèbre aphorisme de Wittgenstein : « Si un lion pouvait parler, nous ne pourrions le comprendre ». Autrement dit, les lions ont un monde tellement étranger à nous que leur langage, s'il existait, nous serait totalement étranger. Par conséquent, cela n'aurait pas de sens de se poser la question de savoir ce que les lions peuvent ressentir ou penser. Je pense qu'il y a une certaine évolution de la société qui tend à relativiser l'importance du langage, sans nier que ce soit une chose certes très importante, puisque le langage est partagé par presque tous les êtres humains dans la force de l'âge. Je dis « dans la force de l'âge », parce que le langage n'est pas partagé par les nourrissons, par exemple. A une certaine époque, il était d'usage médical courant d'opérer les nourrissons sans anesthésie, puisqu'on considérait qu'un nourrisson ne ressentait rien parce qu'il n'avait pas de langage. Aujourd'hui, on considère qu'un nourrisson ressent quelque chose, qu'il peut ressentir de la douleur même s'il ne sait pas l'exprimer, ou du moins s'il ne sait pas l'exprimer par le langage. A l'autre bout de la vie, il y a les personnes âgées séniles, qui en arrivent souvent à ne plus pouvoir parler, les aphasiques, ou des personnes qui, suite à un accident cérébral ou un autre type d'accident, ne sont plus capables de parler non plus. Pourtant, on ne va pas considérer que ces personnes-là, parce qu'elles ne sont plus capables de formuler des phrases, ne ressentent rien. Ainsi, l'importance du langage s'est quelque peu relativisée. A son époque, Descartes – parce que cette question du langage lui est, elle aussi, souvent attribuée – avait conclu que les animaux ne ressentaient rien du fait qu'ils n'avaient pas de langage. Mais il faut bien voir que même Descartes n'identifiait pas pour autant le langage à la sensibilité. Il considérait que l'absence de langage prouvait l'absence de sensibilité, mais il n'était pas allé jusqu'à dire que l'absence de langage constituait une absence de sensibilité, contrairement à des personnes comme Wittgenstein ultérieurement.

Revenons maintenant à la question des intérêts des animaux.

Pourquoi est-ce que les intérêts des animaux importent ? Pourquoi est-ce que l'intérêt d'un animal à ne pas souffrir est quelque chose que nous devrions prendre en compte ?

Je ne vais pas essayer de démontrer que les intérêts des animaux sont une chose à prendre en compte. Je vais encore moins démontrer que c'est la seule chose à prendre en compte. Je veux simplement pointer le fait que pouvoir souffrir, ressentir de la douleur ou d'autres formes de souffrance comme des souffrances morales (les animaux n’ont pas seulement des douleurs physiques, mais ils éprouvent aussi des souffrances qu'on peut considérer comme morales : des frustrations ou des dépressions, par exemple). Autrement dit, le fait d'être un individu sensible est, dans toutes les théories éthiques qui existent à ma connaissance, une condition suffisante pour avoir de l’importance.

C'est-à-dire que je crois que toutes les théories éthiques, y compris les moins favorables à la prise en compte des animaux, comme le kantisme, n'auraient pas de sens si on essayait de les appliquer à des êtres qui ne ressentent rien. Par exemple, lorsque Kant dit en gros que l'éthique consiste à agir suivant des principes qu'on doit pouvoir considérer comme universels, comme s'appliquant à tous, cela n'aurait en fait pas de sens d'universaliser ces principes aux pierres. Est-ce qu'une pierre voudrait agir de la même façon que moi je suis en train d'agir ? En gros, c'est un précepte qui dit de ne pas faire aux autres ce qu'on n'aurait pas envie qu'on nous fasse. Mais cela n'a pas de sens de se mettre à la place d'une pierre et de se demander ce que cela lui ferait, si elle ne ressent rien, si la notion même de ressentir n'a aucun sens pour elle. Toutes les théories des droits visent à protéger les intérêts des individus qui ont des intérêts, c'est-à-dire les individus qui ont un certain ressenti. Les théories contractualistes sont des théories du contrat entre des êtres qui peuvent exprimer le contrat, qui peuvent comprendre l'éthique, qui peuvent avoir une action réciproque certes, mais aussi nécessairement des êtres qui ressentent des choses.

Donc, cette question de la sensibilité est au centre de toutes les théories de l'éthique. La sensibilité est un pré-requis pour qu'un être ait une quelconque importance éthique. Je pense d'ailleurs que si on analyse les idées et les pratiques qui se développent de plus en plus, la question de la sensibilité est non seulement considérée comme un tel pré-requis, mais je pense aussi qu'elle est de plus en plus vue comme une condition suffisante. C'est à partir du moment où un être est sensible qu'on va prendre ses intérêts en compte, que cet être soit capable ou non de respecter nos propres droits, que cet être soit capable ou non d'innover, de faire preuve de liberté, de parler, de penser, d'être un membre actif de notre société. Nous allons respecter les intérêts des autres à partir du moment où ils sont capables de souffrir, de la même façon que si nous demandons nous-mêmes qu'on respecte nos intérêts lorsque nous souffrons, c'est simplement parce que nous souffrons, pas parce que nous sommes des êtres porteurs de toute autre caractéristique. C'est uniquement parce que nous souffrons. Je pense que de plus en plus, l'évolution des mentalités et des théories éthiques vont dans ce sens : prendre en compte la sensibilité simplement pour ce qu'elle est. Considérer que le fait même de ressentir des choses, de pouvoir souffrir, mais aussi de pouvoir éprouver du plaisir, d'éprouver le désir de vivre – quand on parle de sensibilité ce n'est pas qu'en termes négatifs, de souffrance, mais c'est aussi la joie de vivre et les choses qui vont avec – c'est cela la sensibilité, c’est ce qui compte à un niveau central dans l'éthique.

Voici, pour terminer, deux citations classiques qui nous montrent que cette notion de sensibilité traverse les siècles, même si dans notre philosophie elle n'a pas été très présente jusqu'à aujourd'hui.

La première citation est de Rousseau :

« Il semble en effet que, si je suis obligé de ne faire aucun mal à mon semblable, c’est moins parce qu’il est un être raisonnable que parce qu’il est un être sensible ; qualité qui, étant commune à la bête et à l'homme, doit au moins donner à l'une le droit de n'être point maltraitée inutilement par l'autre. »

Remarquons la présence du terme « inutilement », qui semble laisser la porte ouverte pour maltraiter les bêtes quand c'est utile. Mais cette réserve est elle-même qualifiée par une autre réserve, qui est le terme « au moins ». On peut penser que Rousseau ne voulait pas s'avancer plus loin que cela. Mais il reste qu'il exprime cette ouverture qui consiste à dire que la sensibilité des bêtes est quelque chose qui importe, et qui peut être opposable d'une certaine façon aux désirs des humains. C'est important de noter cela par rapport à Rousseau, parce qu’il est souvent cité à contresens par des philosophes comme Luc Ferry, qui font toujours référence à lui pour tenter d'en faire un philosophe qui aurait comme thème central la perfectibilité. Ce thème est effectivement important chez Rousseau, mais il était tout à fait ouvert à cette question de la sensibilité comme critère moral en soi, contrairement à ce qu'on essaye parfois de lui faire dire.

Pour terminer, voici une citation de Jeremy Bentham, un philosophe anglais de la même époque :

« Les Français ont déjà réalisé que la peau foncée n'est pas une raison pour abandonner sans recours un être humain aux caprices d'un persécuteur ».

Il faisait allusion à la question de l'esclavage de l'époque – et du racisme qu'il y avait derrière – ainsi qu'aux débats, aux luttes qui existaient au sujet de la libération des esclaves noirs.

« Peut-être finira-t-on par s'apercevoir que le nombre de jambes ou la pilosité de la peau ou l'extrémité de l'os sacrum – qui sont des caractéristiques qui différencient les humains des animaux – sont des raisons tout aussi insuffisantes d'abandonner une créature sensible au même sort. Un cheval adulte ou un chien est de loin bien plus rationnel et communicatif qu'un bébé humain d'un jour, d'une semaine ou même d'un mois, mais même si ce n'était pas le cas, qu'est-ce que cela changerait ? La question n'est pas : "Peuvent-ils raisonner ou peuvent-ils parler, mais surtout peuvent-ils souffrir ?" ». Ce n'est ni la question du nombre de pattes, ni le fait d'être rationnel qui importe, mais le fait de ressentir des choses.

Il est intéressant de voir que ces deux citations sont tirées de penseurs de la même époque. La citation de Bentham doit être de la fin du 18e siècle. C'est donc l'époque des Lumières, l'époque d'un mouvement vers l'égalité, un mouvement où la conscience d'un problème dans notre traitement des animaux était assez proche de la conscience de la manière dont on traitait d'autres êtres humains de manière injuste.


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